Les entreprises ne doivent pas perdre de vue le tableau d'ensemble et faire éventuellement un pas en arrière pour continuer à garantir l'adhésion des salariés
La transformation numérique ne se limite pas aux dimensions économique et technique. En adoptant une approche plus humaine, et donc en plaçant le salarié au centre de l'opération, l'entreprise génère plus d'engagement et obtient de meilleurs résultats.
Catherine Apers est chercheuse à la haute école gantoise Artevelde et professeure invitée en GRH de l'université de Gand. Avec Jochanan Eynikel, philosophe de l'entreprise, elle a écrit une note d'inspiration à l'occasion d'un projet environnemental et sociétal sur l'importance de l'humanisation de la numérisation. Dans une transformation numérique, les entreprises repensent leur fonctionnement, leur modèle d'affaires et leur culture.
Comme dans d'autres domaines, le covid-19 a été un accélérateur: le numérique est devenu la nouvelle normalité. C'est ce que confirme une enquête d'ETION en collaboration avec la haute école Artevelde et Idewe auprès de 300 organisations à Bruxelles et en Flandre. Cette enquête révèle que neuf entreprises sur dix ont effectué leur transformation numérique ou sont en train de le faire. «Elles s'y attellent surtout pour devenir plus efficientes, pour rendre plus attrayants les processus de travail et pour rester pertinentes vis-à-vis de l'évolution des besoins de leurs clients», explique Catherine Apers. «Malgré ces motivations basées sur l'efficacité, la transformation numérique ne peut se réduire à des questions purement économiques ou financières.»
En s'appuyant sur une enquête concrète menée en cocréation auprès de cinq sociétés familiales, les chercheurs de la haute école Artevelde et d'ETION ont identifié quatre piliers d'une numérisation humaine. «Le premier consiste à cartographier l'écosystème», explique Catherine Apers. «Quelles sont les personnes impliquées dans le projet de transformation? Quels sont leurs besoins, leur expertise? Deuxième pilier: développer une vision collective. Il est essentiel que toute l'organisation porte le projet. La direction ne peut être seule à décider, elle doit être assistée par un panel de salariés. Chacun comprendra ainsi pourquoi la transformation est nécessaire et comment elle s'inscrit dans un contexte plus large.» Les valeurs représentent le troisième pilier. En quoi sont-elles renforcées grâce à la transformation? En quoi sont-elles affaiblies? Dernier pilier: la cocréation. «L'expertise et les perspectives que chacun apporte dans une démarche de ce type apportent une vraie valeur ajoutée.»
Le projet mené avec les cinq sociétés familiales s'est traduit par un programme d'accompagnement pour aider les organisations qui cherchent à humaniser du processus de transformation. «Nous avons développé un outil qui propose plusieurs modules aux entreprises qui veulent prendre le problème à bras-le-corps. Dans une première phase, elles doivent dresser la liste de tous ceux qui doivent participer directement au processus. Comment se présente leur écosystème? Qui est impacté par la numérisation? Ce peut être le cas des fournisseurs ou des clients. À partir de là, nous proposons à l'organisation de désigner un représentant de toutes ces parties pour que nous puissions élaborer ensemble une vision collective.» Cette vision collective constitue le deuxième module: l'entreprise réfléchit à la direction qu'elle souhaite prendre. Troisième module: les valeurs. «Nous analysons les défis que l'entreprise va devoir relever. En quoi le projet contrevient-il à ce que nous faisons aujourd'hui et à ce qui a de l'importance à nos yeux? Que devons-nous faire autrement?»
Tout changement se heurte à des résistances. Repenser les processus, les systèmes, les services et les modèles d'affaires a un impact considérable sur le fonctionnement, la structure, la culture et le capital humain de l'entreprise. Au début, surtout, l'impact peut apparaître comme particulièrement menaçant à l'intérieur de l'organisation. Que va-t-il advenir de mon job? Mon expertise est-elle encore pertinente? Aurons-nous encore la possibilité d'avoir des contacts personnels avec nos clients? La capacité de gérer ces facteurs humains fait réussir ou capoter la transformation numérique. «La culture de l'entreprise est la clé du succès. Dans les organisations peu hiérarchisées et qui privilégient l'expérimentation, il sera plus facile de discuter de nouvelles idées. Les leaders ne doivent pas nécessairement être des experts du monde numérique. Ils doivent cependant comprendre la nécessité de la transformation et pouvoir convaincre leurs collaborateurs.»
On peut s'étonner que les travaux de l'équipe de chercheurs ne fassent pas apparaître une forte angoisse de perdre son emploi. «C'était une surprise», confie Catherine Apers. «Nous pensions que les salariés seraient nombreux à avoir peur que leurs compétences perdent de leur pertinence. Visiblement, les organisations proposent des postes alternatifs ou organisent des recyclages.»
Humaniser la numérisation demande du temps et de l'engagement. «Pas seulement pour mettre en œuvre les différentes étapes mais aussi, pour suivre les actions. Les entreprises ne doivent pas perdre de vue le tableau d'ensemble et faire éventuellement un pas en arrière pour continuer à garantir l'adhésion des salariés.»
Les entreprises qui ne s'engagent pas dans une numérisation humanisée devront faire face à une hausse des résistances, du stress et de l'absentéisme. De plus, les compétences et les connaissances risquent de ne pas être utilisées de façon optimale parce que le partage des connaissances sera limité. Tout ceci provoquera une perte d'efficience et une collaboration moins harmonieuse entre les salariés. Par ailleurs, une transformation humanisée aura peu de chances de réussir si l'entreprise n'écoute pas assez ses collaborateurs, si elle ne leur permet pas de parler de leurs doutes et de leurs difficultés, si elle n'encourage pas le partage des connaissances. «Dans notre projet, nous avons réuni des individus aux profils différents dans une perspective de cocréation. C'était la première fois qu'ils travaillaient de cette façon. La valeur ajoutée ne venait pas tellement des individus eux-mêmes, plutôt de la diversité d'expertises et de perspectives qu'ils apportaient.»
La GRH joue ici un rôle essentiel. Les processus de changement ne partent pas nécessairement du département RH mais il est toujours pleinement impliqué. «Les processus de transformation numérique sont souvent dirigés par le CEO ou le service informatique. Mais il est nécessaire que la GRH ait voix au chapitre dès le départ pour participer au développement de la vision et placer les travailleurs au centre.»
Source: Mensgericht Digitaliseren (2020-2022), Ilse Rasschaert, Catherine Apers, Dieter Wullaert et Jochanan Eynikel
Chercheuse à la haute école gantoise Artevelde et professeure invitée en GRH de l'université de Gand.
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