Après quelques années, on finit toujours par assister à un nouvel engouement pour l’autogouvernance et l’agilité. Les valeurs établies qui ne suivent pas la tendance sont amenées à disparaître, comme les dinosaures. Julian Birkinshaw relativise sérieusement cette idée reçue. Qui a dit que les éléphants ne savaient pas danser?
Texte: Jo Cobbaut / Photo: Thibaut Balcaen
Julian Birkinshaw, professeur en entrepreneuriat et en innovation ainsi que directeur de l’Institute Innovation & Entrepreneurship (Royaume-Uni), fait un clin d’œil au livre de Louis Gerstner. Dans son Who Says Elephants Can't Dance, l’ancien dirigeant d’IBM affirme que les grandes entreprises sont nombreuses à s’être adaptées au changement, ce qui leur a permis de conserver leur pertinence.
C’est bel et bien ce que l’on constate, confirme Julian Birkinshaw dans son propre livre intitulé Unlock the human potential in your organisation. Lors d'une récente conférence à Gand, il a commenté la liste des 500 premières entreprises établie par le magazine Fortune en 2020. Dans ce classement (par chiffre d’affaires), on ne trouve que 17 entreprises qui n’existaient pas en 1995. Certes, on parle souvent de sociétés comme Facebook, Amazon et Tesla, mais elles ne sont pas très nombreuses. Quelque 200 entreprises figurant sur la liste servent de contre-exemples et existent depuis très longtemps. Conclusion: ces grandes entreprises ne sont pas des dinosaures. Elles se sont adaptées et transformées.
Peut-être pensez-vous qu’elles se sont mises à opérer sur d’autres marchés, avec d’autres technologies et d'autres produits. C’est ce que certaines ont fait, mais pas toutes, bien au contraire. Julian Birkinshaw s’intéresse au fonctionnement des processus internes de ces entreprises et à la manière dont celles-ci mobilisent leurs collaborateurs.
Il renvoie à une expérience de circulation routière menée aux Pays-Bas par l’ingénieur de la circulation Hans Monderman dans plusieurs villes néerlandaises. Convaincu que de nombreuses villes d’Europe occidentale imposent des réglementations excessives, il a fait supprimer les feux de signalisation et les ronds-points et a permis aux voitures, aux piétons et aux cyclistes de partager le même espace. Aucun chaos à l’horizon. Chacun a adapté son comportement et tenu compte de la présence des autres usagers de la route sans provoquer d’accident. Et Julian Birkenshaw de conclure: «On peut étendre ce constat aux entreprises; les managers ont trop vite tendance à penser qu’ils doivent créer des systèmes pour s’assurer que chacun fait son travail.»
Cette idée reçue ne fait que se renforcer dans leur esprit à mesure que la situation gagne en complexité. Pourtant, rien n’empêche de s’attaquer à la complexité même, en simplifiant les systèmes et les processus. Et dans 99% des cas, les personnes prennent les bonnes décisions. «Surtout, assurez-vous que la personne au plus près de l’action se voit également confier la responsabilité de gérer la situation», recommande Julian Birkinshaw.
Il est des contextes qui se prêtent bien à une bureaucratie efficace, par exemple dans une centrale nucléaire. Mais gardez à l’esprit que ce type d’approche ne permet pas de déployer tout le potentiel des individus. Parfois, la méritocratie est préférable. Les connaissances des personnes sont ici plus importantes que leur position dans la hiérarchie. C’est ce que l’on observe généralement dans les organisations de services et de connaissances comme les universités. «Mais cela ne suffit pas toujours. Il arrive que nous ne trouvions aucune solution malgré de nombreux débats et groupes de discussion», souligne le professeur Birkinshaw. «L’adhocratie est alors plus porteuse.»
Qu'est-ce que l’adhocratie? L’une de ses principales caractéristiques est de laisser dans tous les cas l’action prendre le pas sur le savoir et sur le statut hiérarchique. «Tentez quelque chose», explique Julian Birkinshaw. «Si vous ne savez pas précisément en quoi consiste la meilleure solution, créez un projet pilote, faites des tests, parlez aux clients… Tâchez de modifier légèrement votre approche à chaque fois, mais arrêtez de débattre, de délibérer et de vous réunir sans fin pour ne parler que de règles et de procédures. L’adhocratie est un mode d’organisation où l’action l’emporte sur la structure.» Amazon en est un exemple typique. Il ne faut toutefois pas en déduire qu’il n’existe aucune structure.
C’est pourquoi de nombreuses entreprises ont marqué leur intérêt pour le travail agile, en s’inspirant de certaines pratiques des entreprises de logiciels. Ces dernières ont développé des programmes au sein d’équipes interfonctionnelles et ont suivi un processus itératif de communication avec leurs utilisateurs. Lors de leurs réunions habituelles, ils discutent des horaires de travail et des objectifs qu’ils se sont fixés.
Il faut impérativement faire preuve de leadership de qualité, un thème sur lequel Julian Birkinshaw a mené des recherches. Il a ainsi étudié les traits de caractère que les gens associent à un bon leader dans un environnement de numérisation. La plupart n'étonneront pas. Les bons leaders définissent clairement les objectifs, donnent un sens au travail, agissent de manière décisive dans des circonstances incertaines et éliminent les obstacles de façon à ce que les membres de leur équipe puissent travailler efficacement.
Or, c’est justement cette capacité à assurer un environnement de travail dégagé d'entraves qui passe pour la qualité majeure des leaders dans un modèle adhocratique. Toute structure qui fait le nécessaire pour assurer un tel environnement et prend des mesures pour épauler ses collaborateurs voit immédiatement augmenter la probabilité d’un engagement plus intense de leur part.
Il s’agit là de comportements extrêmement simples, voire évidents. Alors pourquoi tant de cadres ont-ils du mal à les adopter au quotidien? Julian Birkinshaw pointe du doigt, parmi les facteurs clés, notre attachement à des habitudes acquises au fil des ans. «Et celles-ci sont souvent le reflet de ce qui nous a permis d’atteindre le sommet, de ce qui a fonctionné pour nous. C’est donc un difficile travail de désapprentissage que les patrons doivent effectuer.»
L’un des premiers obstacles tient à cette tendance profondément ancrée qui pousse à vouloir garder le contrôle. C’est d’autant plus le cas que les temps sont durs. Nous oublions alors rapidement les grands principes de la délégation, de l’autonomie, etc., pour glisser vers un modèle bureaucratique de contrôle poussé.
Le perfectionnisme peut également jouer. Il faut garder à l’esprit que beaucoup de travailleurs attachent de l’importance à ce que leur patron puisse reconnaître qu'il s'est trompé. Il est donc essentiel de faire preuve d’une certaine humilité et de prendre conscience de nos propres limites. Cela nous rend plus humains. ¶
Priorité à la productivité et à l'efficacité
Le leadership est centré sur le contrôle
Priorité à l'analyse et aux données
Le leadership est centré sur l'expertise et le flux d'informations
Priorité à la flexibilité et à l'esprit de décision
Le leadership donne la direction, responsabilise, autorise les essais
Il sera d’autant plus facile de lâcher prise que les collaborateurs auront eu la possibilité d’acquérir les compétences minimales. Le chef d’équipe aura alors la certitude que tous sont capables de faire leur travail. Julian Birkinshaw a quatre conseils à donner aux chefs d’équipe pour parvenir à travailler dans ce type d’environnement.
Ne donnez pas aux membres de votre équipe une liste de tâches. Faites plutôt en sorte qu’ils se mettent à votre place.
Apprenez à lâcher prise. L’architecte Gaudi avait compris qu’il ne verrait jamais l’aboutissement de sa Sagrada Familia. Il a donc pensé le bâtiment comme cadre pour des sous-conceptions. D’autres architectes ont pu exprimer leur propre voix dans ce plan global.
Coachez. N’inondez pas vos collaborateurs de directives, mais observez et donnez un feed-back sur certains aspects.
Déléguez. Surtout ce que vous ne maîtrisez pas bien.
Julian Birkinshaw
Fonction
Professeur en entrepreneuriat et en innovation, directeur de l’Institute Innovation & Entrepreneurship (Royaume-Uni)
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