Frédérique Gillet Frédérique Gillet, DLA Piper UK LLP
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Francois Weerts
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Jan Locus

Données et GRH: mariage de raison ou liaisons dangereuses?

1 novembre 2021
La finalité doit être légitime, les données doivent être transparentes et leur collecte doit être proportionnelle à l’objectif que l’on vise.
L'union entre les données et la GRH est fructueuse, même si elle comporte certains risques. Le RGPD européen a en effet largement changé la donne. Ce qui ne facilite pas la mise en place d'une politique de la diversité fondée sur des statistiques précises. Mais pour les participants de notre table ronde, cette limitation n'enlève rien aux avantages que procure une analyse RH fine.

L'union entre les données et la GRH est fructueuse, même si elle comporte certains risques. Le RGPD européen a en effet largement changé la donne. Ce qui ne facilite pas la mise en place d'une politique de la diversité fondée sur des statistiques précises. Mais pour les participants de notre table ronde, cette limitation n'enlève rien aux avantages que procure une analyse RH fine.

Où en êtes-vous dans l’analyse et l’exploitation des données RH?

Thiébaud Groner: «Baxter travaille avec Workday, un système d'information RH (SIRH) renommé. Il nous donne une bien meilleure visibilité sur les données qu'auparavant. Désormais, tout est transparent, même si leur accès bien entendu est sécurisé. Du coup, nous pouvons commencer à faire des analyses un peu plus intelligentes, un peu plus poussées. Nous avons d’abord utilisé les rapports standards proposés par le logiciel. Mais pour aller plus loin, nous avons intégré Workday dans un data warehouse, un entrepôt de données alimenté par de nombreuses sources, comme notre système de formation, notre système de gestion des consultants, etc. Cette masse d’informations s'enrichit continuellement et nous permet de réaliser des analyses beaucoup plus fines. Nous sommes dès lors en mesure d’entrer dans l'analytique RH proprement dite. Pour le moment, nous travaillons sur des modèles descriptifs, mais nous avons l'ambition de passer à des modèles prédictifs. Cette plus grande transparence nous permet d'explorer des pistes qui ne nous étaient pas accessibles auparavant.»

Estelle Fryns: «Chez Levi Strauss & Co, nous utilisons aussi Workday et notre volonté est également d'intensifier les analyses. Mais le problème reste sensible, notamment dans le domaine de la diversité qui est l’une de nos valeurs fondamentales. En Europe, le règlement général de protection des données, le RGPD, rend difficile la collecte d'informations sensibles, l'orientation sexuelle, par exemple, ou les opinions politiques, l'origine ethnique… Workday prévoit ce genre d'informations dans les formulaires que les employés doivent remplir mais en Europe, ce n'est pas aussi simple, en tout cas du point de vue juridique. Les États-Unis ont une approche et des réglementations très différentes. Là-bas, la récolte de ces informations est courante et légale. Résultat? Nos collègues qui sont chargés de promouvoir la diversité ont du mal à mettre en place des programmes ciblés parce qu'ils n'ont pas les données nécessaires. Nous ne pouvons pas calculer la proportion de telle ou telle minorité dans nos effectifs parce que nous ne pouvons pas légalement répertorier leur présence.»

Thiébaud Groner: ««La diversité est un sujet important chez Baxter, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs. Aux États-Unis, tout s'organise de façon cohérente alors que chez nous, des facteurs culturels contrarient la collecte des données. Sans parler des freins juridiques. Nous avons donc dû sensibiliser très vite le siège à ces éléments qui nous empêchent de recueillir toutes les informations que les Américains auraient voulu que nous obtenions. Ils l'ont très bien compris. Il n'en demeure pas moins que nos analyses sont moins précises puisque nous ne nous intéressons pas, par exemple, à l'origine ethnique. Il en résulte des écarts qui apparaissent ou risquent d'apparaître entre les pays qui autorisent la récolte plus large de données et les autres, comme l'Europe.»

Frédérique Gillet: «Nos clients nous demandent s'ils peuvent recueillir de nouvelles catégories de données. Classiquement, il y avait l'âge et le genre. Mais tout se complique aujourd'hui, et certains s'intéressent à l'orientation sexuelle, à l'origine ethnique et même aux opinions politiques ou à l'appartenance à un syndicat. Certaines de ces données posent des difficultés au regard du RGPD. C'est moins le cas en revanche d'informations comme la nationalité, en fonction toutefois du type de traitement concerné. Après tout, ne fût-ce que pour des raisons légales, l'employeur est tenu de s'assurer que son salarié possède bien un permis de travail. D'une manière générale, les informations qui sont considérées comme faisant partie de la vie privée ne peuvent être recueillies qu'à trois conditions: la finalité doit être légitime, les données doivent être transparentes et leur collecte doit être proportionnelle à l'objectif que l'on vise.»

Confier la collecte à des tiers

Si les données ne peuvent servir à dresser l’état des lieux précis de la diversité dans l’organisation, comment peut-on s'y prendre?

Estelle Fryns: «Ce que nous essayons de faire pour contourner cette difficulté, et cette approche a été suggérée par l’autorité française en charge de la protection des données personnelles, c'est de confier la collecte des données à des tiers. Nous travaillons avec des instituts de sondage qui ont pignon sur rue, Ipsos par exemple. Les données collectées sont évidemment anonymes et le consentement des personnes interrogées est parfaitement libre. Par ailleurs, le recours à des sociétés à la réputation sans tache augmente la confiance des répondants.»

Frédérique Gillet: «En Belgique, la loi antidiscrimination permet de mener des actions positives en matière de politique de la diversité. Cela dit, ces actions doivent être temporaires et ne pas discriminer d'autres personnes. Il faut partir d’un problème, le documenter et le préciser. Reste le frein du RGPD: comment savoir qui peut faire l'objet de ces actions positives puisqu'on ne peut pas, a priori, recueillir des données sur ces sujets sensibles?»

Estelle Fryns: «En réalité, l’analyse des données n'est pas le seul outil à notre disposition. Nous nous reposons aussi sur ce que nous appelons les Employee Resource Groups, des groupes de salariés qui partagent une même caractéristique. Celle d'être des managers femmes par exemple. Ou, aux États-Unis, des personnes afro-américaines. Dans ces groupes, on peut échanger ses expériences, favoriser les bonnes pratiques, etc. Mais en Europe, cette approche plus communautaire est difficile à mettre en place. De toute façon, on en revient aux freins du RGPD si on voulait, par exemple, concevoir des formations spéciales ciblées sur une origine ethnique en particulier.»

Thiébaud Groner: «Nous utilisons aussi les Employee Resource Groups. Aux États-Unis, ils regroupent par exemple les juniors, les cadres intermédiaires, les femmes, les Afro-Américains, les Hispaniques… En Europe, leur étendue est plus restreinte. Nous nous limitons aux groupes portant sur le développement des jeunes professionnels et le leadership de femmes principalement. Mais comme nous ne pouvons pas mener d'actions positives internes avec les mêmes outils qu'aux États-Unis, nous préférons susciter la prise de conscience de notre personnel sans cibler précisément certains groupes. Nous organisons alors des sessions de sensibilisation, mais sans viser telle ou telle catégorie de la population. Et nous encourageons nos salariés à mener des actions à l'extérieur, au sein de leur communauté. L’idée, c’est de se demander ce que Baxter fait pour la société.»

Estelle Fryns: «Pour notre part, nous bénéficions du prisme du monde de la mode. Ce qui nous permet de porter certains thèmes sociétaux dans les colloques, les rencontres internationales… Cette ouverture dépend bien sûr des personnalités qui acceptent de se mettre en avant, en affirmant leur particularité. Il faut aussi que l'entreprise leur donne du temps libre. Attention: il n’y a pas que les règles juridiques qui comptent. Dans certaines régions du monde, l'homosexualité fait l'objet d'une réprobation sociale ou politique. Dans ces cas-là, il serait irresponsable de recueillir ce genre de données. Cela serait trop dangereux pour nos salariés.»

Thiébaud Groner: «En ce qui concerne les recrutements, il y a point délicat: nous devons nous assurer que la politique de diversité globale corresponde aux spécificités du marché local. Bien sûr, cette diversité reste un objectif idéal. Mais dans certaines régions, pour certaines fonctions, l’éventail de candidats disponibles n’est pas toujours aussi large que nous le souhaiterions. De toute façon, c'est au stade des candidats finaux que nous nous posons la question de leur représentativité.»

Harmoniser les données et leur définition

Comment peut-on s'assurer de la qualité et de la cohérence des données?

Thiébaud Groner: «Comme les données sont très transparentes et accessibles, les pays ont tendance à créer leur propre analytique RH et à définir leurs tableaux de bord. Mais on ne calcule pas le turn-over partout de la même manière. Il faut donc unifier ces tableaux de bord avec un modèle global dont les critères sont définis uniformément. Ce modèle est très général et comprend par exemple la proportion d'hommes et de femmes, le nombre de consultants… Cela reste très descriptif mais il faut déjà, à ce stade, s'assurer de la précision et de la véracité des données. C'est une tâche qui incombe à la GRH mais aussi aux managers de ligne. La deuxième étape sera franchie en 2022 et 2023. Nous pourrons alors réaliser des études plus prédictives. Un exemple? On pourrait se rendre compte que les hauts potentiels, s'ils ne sont pas promus dans les trois ans, ont 40% de chances de s'en aller. Cette information peut être intégrée dans un tableau de bord et les managers pourront vérifier dans leur équipe qui risque de nous quitter. L'idée étant alors de prendre les actions nécessaires. Nous évoluerons alors d'une approche basée sur le passé à une analyse fondée sur l'avenir. Mais il faut aussi aider les managers à interpréter les données. Le rôle du département juridique est essentiel, celui de la GRH aussi. Parce qu'il ne faut pas tirer de conclusions hâtives.»

Estelle Fryns: «Alors que nous demandons beaucoup d'efforts à nos salariés qui doivent répondre à de multiples enquêtes, il n'est pas toujours facile d'en interpréter les résultats. C'est le cas des enquêtes sur l'engagement par exemple. Selon les pratiques locales, les statistiques peuvent être biaisées, on peut avoir tendance à enjoliver les résultats. Tout le problème est de refléter la réalité. Certains départements au sein de l’entreprise ne sont pas suffisamment vastes pour que les données restent anonymes. Ils se voient donc englobés dans un ensemble plus vaste. Ce qui rend difficile la mesure exacte de la situation au sein de ces départements.»

Frédérique Gillet: «Dans ces évaluations, il faut tenir compte de facteurs culturels. En Belgique, on donnera une note de 4 ou de 2, rarement 1 ou 5 pour une gradation allant de 1 à 5. Alors qu'en Grande-Bretagne, on aura tendance à être plus tranché et donc, à donner 5/5 ou 1/5. Du coup, alors que les chiffres sont différents, le message final sera peut-être le même.»

L'être humain doit toujours avoir la main

Les données sont-elles toutes puissantes?

Thiébaud Groner: «Les données sont là. Mais les décisions doivent être prises en utilisant d'autres éléments. Autrement dit, les données ne sont qu'une partie de la solution. Ainsi, pour les recrutements, nous comptons sur les entretiens, les assessments, les tests. L'analytique n'est jamais décisive.»

Estelle Fryns: «Si on prend l'exemple de la fuite des talents, il y a beaucoup d'autres moyens que l’exploitation des données. La GRH, la communication, les managers ont leur rôle à jouer. Il ne faut pas tout miser sur l’analytique. Reste la question de la sécurité des données qui est très importante.»

Thiébaud Groner: «La GRH doit garder le leadership sur les données et sur l'algorithme. L'avantage d'une approche basée sur les données est de pouvoir démontrer factuellement l'intérêt de telle ou telle décision. Ainsi, les managers ont l'obligation de procéder à des entretiens mensuels avec leurs collaborateurs. Ceci, pour favoriser la rétention. Quand on leur démontre, grâce à l'analytique, que ces entretiens sont efficaces, on les convaincra plus facilement de procéder à ces entretiens qui peuvent paraître fastidieux.»

ID

Estelle Fryns

Fonction: Assistant General Counsel-Europe Data Privacy Lead chez Levi Strauss & Co

Frédérique Gillet

Fonction: Avocate de DLA Piper UK LLP

Thiébaud Groner

Fonction: Human Resources Business Partner chez Baxter International

Frédérique Gillet, Estelle Fryns, Thiébaud Groner Ddag: Frédérique Gillet, Estelle Fryns, Thiébaud Groner