Rendez visible l'activité syndicale. Vous pourrez alors l'observer et investir dans votre stratégie syndicale
Isabelle Bertrand a fondé un cabinet de conseils, Hu-Mentis, qui se veut un centre d'excellence de la culture syndicale. «Ma volonté est d'aider les entreprises à élaborer une stratégie pour gérer harmonieusement leurs relations avec les organisations syndicales.
Économiste de formation, Isabelle Bertrand a occupé des fonctions syndicales nationales pendant près d’une vingtaine d’années aux chemins de fer, à la CSC. «Aujourd’hui, je ne suis plus dans un camp ou dans l’autre, mon rôle est d'apprendre à toutes les parties à mieux se connaître. À s’écouter.» Le problème, c'est que souvent, des émotions figent les positions et rendent les uns sourds aux autres. «Ces émotions sont induites par les expériences passées. Un DRH qui a souffert d’une séquestration par exemple. Ou des conflits très durs, parfois violents.» Du côté syndical aussi, il y a une histoire qui pèse. Une histoire de combats difficiles, de lutte des classes. «Ce sont ces combats qui ont contribué à l’édification du système social belge.» Cet héritage socioculturel a d'autant plus de poids dans certaines régions. «Dans les grands bassins industriels, à Liège, Charleroi ou La Louvière, la culture syndicale est fondée historiquement sur la lutte, sur l’opposition frontale.»
L'essentiel est de déconstruire ces perceptions négatives pour nouer ou renouer le dialogue. Pour Isabelle Bertrand, cela ne peut se faire qu'en fréquentant le terrain, en rencontrant les hommes et les femmes qui travaillent dans les profondeurs de l’entreprise.
Il faut également prendre conscience des réelles relations de pouvoir dans l'organisation. «En raison de sa position, le directeur général possède un large pouvoir, c'est évident», affirme Isabelle Bertrand. «Ses managers en disposent d'une partie par délégation. Mais comment savoir ce que tel salarié dira à son délégué syndical à propos d'une décision? Et comment ce message se diffusera-t-il ensuite dans l'entreprise? Si le DRH a un pouvoir, il faut qu'il sache qu'il est limité. Ce pouvoir, il ne peut pas l'exercer sur les réseaux sociaux qui existent dans l’organisation. Or, c'est précisément à ce niveau-là qu’opèrent les syndicats.»
Est-il impossible de pénétrer ces réseaux? «Bien sûr que non», répond Isabelle Bertrand. «Avec le comité d’entreprise, le CPPT, la délégation syndicale, le dialogue social organisé prévoit une trentaine de réunions par an qui durent chacune entre deux et quatre heures. Soit 120 heures au maximum alors qu’une année de travail compte plus de 1.900 heures. Il ne faut pas se contenter de ces 120 heures de contact mais multiplier les occasions de rencontre pour bien comprendre ce qui se passe sur le terrain des relations syndicales.»
Isabelle Bertrand plaide pour la création d’une dynamique qui favorise la fréquentation des représentants syndicaux en dehors des moments formels de concertation. «Au fond, il faut rendre visible l'activité syndicale qui est traditionnellement diluée dans l'organisation. Donnez-lui une place en vue. Vous pourrez alors l'observer et investir dans votre stratégie syndicale. J’ajoute qu’une personne doit être affectée à cette tâche à plein temps, en fonction de la taille de l'organisation. Elle doit travailler avec le DRH pour élaborer et mettre en œuvre cette stratégie syndicale.»
«Le dialogue social, c'est le maintien, ou la restauration, d'un lien social. Ici, la confiance est essentielle. C'est ici qu'il faut se montrer vigilant pour poser ou reposer le cadre du dialogue.» Mais parfois, à cause d'un passé douloureux, l'œuvre est titanesque. «Il faut des idées créatrices pour reconstruire ce lien, il faut accepter de se remettre en question. Pour ma part, je propose aux entreprises une méthode technique, juridique et économique pour les soutenir dans ce travail.»
Cela dit, conserver un esprit ouvert et favoriser la collaboration, ce n'est pas capituler, céder aux moindres exigences des syndicats. «L'entreprise doit rester aux commandes. Et quand elle s'engage dans ce type de réflexion, elle augmente son pouvoir en réalité.»
Plus globalement, Isabelle Bertrand identifie un autre problème qui grève les relations sociales dans les organisations. «Dans notre pays, le dialogue social est fortement institutionnalisé puisqu'il s'appuie sur la concertation, donc la négociation, donc le compromis. Ce qui pousse à l'émergence d'une classe syndicale professionnelle. À l'inverse, sur le terrain, les délégués sont confrontés à des situations concrètes, parfois fort éloignées des grands débats fédéraux. Certaines grèves nationales par exemple sont inspirées par des problématiques purement politiques.»
Isabelle Bertrand a une certitude: l'amélioration des relations sociales passe par un effort soutenu de formation du personnel des départements RH. «Nous devons les aider à déconstruire leurs préjugés. La même réflexion s'applique aux représentants syndicaux. Ils bénéficient de formations de la part de leur organisation mais on leur apprend rarement à analyser un conflit, à construire un argumentaire…» Malheureusement, on n’étudie pas encore sérieusement les relations sociales dans les auditoires.
Un mauvais dialogue syndical peut-il avoir des conséquences catastrophiques? «C'est une évidence. Dans les entreprises plus grandes, les problèmes peuvent devenir aigus. L'action des syndicats y est plus diluée, leur pouvoir plus important. Il faut aussi tenir compte des commissions paritaires. Certaines sont très floues, ce qui durcit le rapport de force puisque les deux parties ont plus de liberté d'interprétation des textes. Dans les PME, la situation est sans doute moins critique. Ici, il y a une forte proximité dans les relations. Le syndicaliste est aussi un salarié: il sait qu'il n'a aucun intérêt à faire déraper la situation.»
Au fond, c'est l'approche idéologique qui nourrit une pensée clivante: les syndicats et les employeurs s'efforcent grâce à elle de protéger leur pouvoir. «Au lieu de nous braquer sur l'idéologie, nous ferions mieux de parler de philosophie pour entamer une démarche qui nous aidera à reconstruire le système», analyse Isabelle Bertrand. «Un nouveau modèle social reste à écrire. Beaucoup d'entreprises le comprennent. Parce qu'elles veulent assurer la pérennité de leurs activités, elles estiment qu'elles ne peuvent s'offrir le luxe d'une dégradation de leurs rapports sociaux.» ¶
La stratégie syndicale qu’Isabelle Bertrand appelle de ses vœux se déploie dans les entreprises. Elle devrait aussi être pensée par le monde politique. Isabelle Bertrand donne des formations aux hauts fonctionnaires de la Région wallonne pour les aider à faire évoluer leur culture syndicale. «La dimension politique est essentielle: l'image de la Région wallonne comme terre grévicultrice est en jeu. Les dissensions sociales ont des répercussions néfastes sur la vie des entreprises, c'est entendu. Mais aussi pour le territoire dans son ensemble.»
Elle intervient également auprès des étudiants de l'université de Liège, toujours pour leur faire prendre conscience de l'importance de la mise en place d'une vraie stratégie syndicale.
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