Je n’ai jamais vu qu’une posture idéologique soit productive et constructive
Le Groupe Ahold-Delhaize fait-il l’objet d’une instrumentalisation? Il reste saisissant de constater que cet employeur, désireux de changer de modèle économique, en arrive aujourd’hui à être le possible porte-drapeau d’une communauté qui semble vouloir s'en prendre au droit de grève et à la place des organisations syndicales dans notre modèle social.
Les négociations collectives et le dialogue social sont une tradition en Belgique. Notre modèle social est unique en son genre. La démonstration de son ingénierie sociale et collective n’est plus à faire. Il est issu d’un compromis parce que nous sommes une terre de compromis. Nous pouvons et devons en être fiers. C’est du Belge.
Cela signifie-t-il que tout soit parfait? À l’évidence, non.
Cela signifie-t-il que des attitudes et des comportements inappropriés n’existent pas? À l’évidence, non.
Mais ce modèle a été conçu pour organiser et instituer la paix sociale et éviter le chaos social. Pendant presque 80 ans, il a fait la preuve de sa pertinence et de son efficacité! Y a-t-il, aujourd’hui, la nécessité de l’adapter et de l’actualiser? Assurément oui! Ne fût-ce que pour répondre aux défis multiples qui nous attendent, en matière d’emplois, de pouvoir d’achat, d'environnement, de formation…
Est-ce en basculant vers une idéologie extrême que ce débat capital pour l’avenir portera ses fruits? Je ne le crois pas. Je n’ai jamais vu qu’une posture idéologique soit productive et constructive.
Donc oui, la Belgique est une terre de compromis. Elle est aussi une terre de particratie et j’ajoute, une terre de «syndicratie». Particratie et syndicratie sont deux systèmes de pouvoir qui existent et coexistent. Ils sont aussi les symboles et les piliers de notre système à représentation démocratique. La particratie s’appuie sur les partis politiques pour faire vivre le débat citoyen. La syndicratie s’appuie sur les organisations syndicales pour porter la voix des travailleurs et en assurer la défense. Chaque Belge (citoyens et travailleurs) délègue donc sa voix à des «organes représentatifs» qui s’opposent, en cela, à un système démocratique pur (le pouvoir par le peuple et pour le peuple) et à un système autoritariste ou dictatorial, lesquels ne tolèrent peu, voire aucun contre-pouvoir démocratique.
Que souhaitons-nous en définitive? Voulons-nous encore évoluer dans un système politique avec une référence démocratique ou pas? Et si oui, quelle place voulons-nous réserver aux organisations syndicales? Avec quels moyens et de quelle manière voulons-nous qu’elles agissent? Et quelle place voulons-nous réserver aussi aux partis politiques? Si l’on aborde le sujet pour les uns, il faut nécessairement aborder la discussion pour les autres. Ne perdons pas de vue qu’ils sont les piliers «sociaux et politiques» majeurs dans notre système à représentation démocratique et qu’ils sont intimement liés.
Quoi qu’il en soit, à travers le cas de Delhaize, c’est bien ce qui se joue aujourd’hui: le choix de notre système politique et le choix du modèle social qui en découlera.
Face à tous ces défis, ces réalités sociopolitiques et ces enjeux sociétaux multiples, il y a des opportunistes-idéologistes en embuscade qui profitent de chaque occasion pour faire valoir leurs intérêts, en opposition donc, à l’intérêt général et commun. C’est en cela et pour servir ces intérêts que l'affaire Delhaize risque d’être instrumentalisée, de manière consciente ou non d’ailleurs.
Pour bien comprendre ce qui nous a amenés à préserver la paix sociale dans notre pays, il faut rappeler les trois grands principes fondateurs du modèle social belge.
1. Les organisations d’employeurs reconnaissent la légitimité représentative des organisations syndicales qui assurent la défense des travailleurs et maintiennent la paix sociale.
2. Les organisations syndicales reconnaissent la légitimité décisionnelle et de gestion des chefs d’entreprise et reconnaissent les fondements de l’économie de marché.
3. La paix sociale passe par une redistribution équitable des gains de productivité entre le capital et le travail.
Ce dernier point est crucial car il instaure une notion fondamentale pour la paix sociale: la justice sociale. Or, c’est bien là que le bât blesse. La perception de la justice sociale n’est plus au rendez-vous depuis des années. Le déséquilibre dans le partage et la distribution des gains de productivité des entreprises est systématiquement dénoncé.
C’est bien aussi ce qui est au cœur du conflit social chez Delhaize. Le hic, c’est que ce conflit se passe alors que nous sommes à la veille d'élections sociales et politiques dans notre pays. C’est aussi le meilleur moment pour les opportunistes de sortir du bois pour sauter sur toutes les occasions et faire entendre leur voix. Car il y a un autre enjeu de taille: la représentativité syndicale et sa force de frappe.
Le débat aujourd’hui est celui-là: que voulons-nous faire des organisations syndicales et quelle place voulons-nous leur réserver au cœur de notre système politique? Est-ce que revendiquer une loi d’encadrement du droit de grève, par exemple, reviendrait à dire que l’on attaque les droits démocratiques de notre pays? Pas forcément, mais c’est peut-être vrai aussi.
Utiliser cette voie pour appliquer ce qu’on appelle en négociation, la technique du pied dans la porte, pourrait être une tentative de réduire la force de frappe des organisations syndicales, d’autant plus qu’elles disposent de moyens financiers pour soutenir leurs actions.
Aujourd’hui, il n’y a d’ailleurs sur cet aspect aucune visibilité ni aucune lisibilité sur l’origine de leurs ressources. N’oublions pas qu’elles sont dépourvues de personnalité juridique et qu’à ce titre, elles ne font l’objet d’aucune obligation de publications de leurs comptes annuels.
Est-ce que c’est par la revendication de la loi d’encadrement de la grève que les opportunistes comptent aborder cette délicate question? Si la réponse est oui alors attention! Car poser cette question revient à poser la même pour les partis politiques qui ne disposent d’aucune personne juridique.
On voit à quel point le débat est délicat. Il exige de la maîtrise, de la prudence, de la sagesse et de la hauteur. Il demande aussi que l'on réponde à deux questions fondamentales.
• Quel système politique désirons-nous? Où voulons-nous que le débat citoyen se situe? Avec quels moyens et de quelle manière voulons-nous qu’il vive?
• Comment considérons-nous les organisations syndicales? Quel modèle social souhaitons-nous? Défendons-nous les principes fondateurs de notre modèle basé sur une concertation sociale, en l’actualisant? Voulons-nous évoluer vers un autre modèle à l’anglaise? Ou un système de cogestion comme en Allemagne?
Je plaide pour la défense de notre modèle social comme je plaide aussi pour que les mentalités évoluent de part et d’autre de la table. Il est inutile de rester sur sa banquise, qui fond à vue d’œil, au sens propre comme au figuré, en criant que tout va bien.
Ce modèle social doit évoluer. Bien sûr. Il est urgent de le faire. Mais il ne doit pas être affaibli ou anéanti par des idéologies extrêmes. Au contraire, nous avons été des pionniers dans sa construction et il pourrait devenir le socle sur lequel les pays d’Europe pourraient s’appuyer pour construire la démocratie européenne. Ayons cette ambition.
En attendant, je profite de cet article pour m’adresser à vous, dirigeants et managers RH. Vous êtes souvent les premiers interlocuteurs sur le terrain avec les délégués syndicaux. Vous aurez compris que les enjeux démocratiques sont de taille et que dans ce contexte chaotique, la voix est donnée aux idéologies radicales. Vous risquez donc, si ce n’est déjà le cas, d’être face à des comportements tout aussi radicaux. Cela ne simplifiera pas votre tâche.
Voici ma proposition.
La pandémie a bouleversé nos vies et a changé profondément les comportements. Le pouvoir d’achat se réduit. Les tensions géopolitiques sont telles qu’elles ne présagent rien de bon. Les enjeux environnementaux non plus. Dans ce contexte morose, il y a urgence à réagir pour agir. Il y a aussi de belles opportunités pour construire. Il faut simplement créer les conditions favorables pour ce faire et s’entourer des bons acteurs.
L’histoire nous démontre que ce qui a fait bouger les lignes, c’est la solidarité. Elle est née du terrain et s’est toujours organisée sur cet espace. Vous êtes, en tant que managers et dirigeants RH, des acteurs de terrain et c’est par vous que ce modèle social évoluera.
Henri Fuss, père fondateur du modèle social belge, disait ceci en 1944: «Gagner la guerre, gagner la paix, par la justice sociale». Si vous deviez avoir un axe sur lequel vous appuyer dans vos réalités quotidiennes, c’est bien celui-là: la justice sociale telle qu’elle conditionnée par notre modèle social.
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