L’économie capitaliste post- industrielle attend de nous que nous nous épanouissions grâce aux produits qu’elle nous vend, mais aussi en les produisant.
Quand on exerce son métier par passion, c’est comme si on ne travaillait pas. Est-ce si vrai? Pour la professeure américaine Erin A. Cech, c'est un mythe. Même pour un jeune diplômé très qualifié, la quête de l'emploi qui correspondra parfaitement à sa passion est une voie sans issue. Une voie qui peut même mener au burn-out.
Erin A. Cech, professeure assistante en sociologie de l'université du Michigan, a étudié les facteurs sociaux qui déterminent les choix de carrière. Dans son livre The Trouble with Passion, elle explique pourquoi le choix d'un emploi qui correspond à une passion personnelle débouche rarement sur une carrière stable et satisfaisante.
La chercheuse constate que de nombreux jeunes, inspirés par le mirage de la passion, végètent longtemps dans des emplois précaires, mal rémunérés. Ceux qui viennent d'un milieu ouvrier ou qui sont les premiers de leur famille à être diplômés de l'enseignement supérieur sont les plus exposés à ce risque. De leur côté, les jeunes adultes de la classe moyenne et de la classe supérieure peuvent travailler plus longtemps dans une sécurité moindre, avec un salaire inférieur. Ces privilégiés patienteront sans se soucier de leur emprunt étudiant et accepteront plus longtemps des stages non rémunérés dans l'espoir de pousser la porte de l'organisation dont ils rêvent. Ils peuvent en effet compter sur l'aide financière de leurs parents et sur leur réseau familial.
«Les grands gagnants sont les employeurs», conclut Erin Cech. Elle a analysé la manière dont les employeurs potentiels réagissent aux motivations exprimées par les candidats. Elle s'est notamment intéressée à ceux qui insistent sur leur passion par rapport aux autres qui avancent des motivations différentes. Les candidats passionnés ont effectivement la préférence. Erin Cech a également constaté qu'un nombre substantiel de ces passionnés semblent prêts à faire des sacrifices en termes de salaire, de sécurité d'emploi et de loisirs. Elle pense que la préférence des employeurs pour ces passionnés repose beaucoup sur la supposition qu'ils travailleront plus durement sans attendre d'augmentation.
L'idée selon laquelle quand on fait ce que l'on aime, on ne travaille pas est sans doute moins pertinente pour ceux qui n'ont pas suivi d’études supérieures ou qui sont dépourvus de compétences spécifiques. Mais Erin Cech n'en est pas si sûre: même les salariés qui font un travail pour lequel ils n'éprouvent aucune passion sont supposés se comporter comme si c'était le cas. Dans un échantillon, Erin Cech a détecté des indications qui montrent que certains collaborateurs du front desk étaient sous pression pour faire comme s'ils effectuaient leur job de tout cœur.
Mais d'où vient ce discours sur la passion? L’universitaire observe que les emplois stables pour les travailleurs de la connaissance n'ont cessé de diminuer au cours des trente dernières années. Contrairement à leurs parents et à leurs grands-parents, les jeunes qui ont suivi des études supérieures se retrouvent de plus en plus dans des situations précaires. Même celui qui travaille bien ne peut pas compter sur un emploi fixe.
En même temps, les employeurs imposent des exigences toujours plus élevées: ils attendent de leurs cols blancs des heures plus longues et une plus grande productivité.
Autre pièce du puzzle: la popularité croissante d’idées comme l'individualisme et l'expression de soi. Quand on conçoit son travail comme une passion, on répond à deux types de pressions: la pression économique qui réclame que l'on travaille toujours plus durement et la pression socioculturelle de l'expression de soi. Les individus s'accommodent de ces pressions en se disant qu'ils font leur travail avec passion et qu'ils en retirent donc un certain sens.
HRmagazine a demandé à la chercheuse si on peut parler d'une situation gagnante pour les deux parties. Après tout, l'employeur peut compter sur des employés motivés qui s'épanouissent en faisant ce qu'ils aiment faire… Erin Cech: «Si nous cherchons un emploi que nous estimons passionnant, nous faisons concorder une grande part de ce que nous sommes au travail rémunéré. Ce qui rend l'affirmation de notre identité dépendante d'une institution qui n'a pas été conçue à cet effet, dont ce n'est pas la raison d'être. Et c'est risqué, pas seulement pour ceux qui sont dans une situation financière fragile.»
On ne peut cependant nier que le travail donne de la satisfaction aux individus, parce qu'il leur permet de s'épanouir ou grâce aux contacts sociaux qu'ils peuvent y nouer. Erin Cech pense effectivement qu'il est important «d'éprouver du plaisir au travail en fréquentant des collègues qui vous sont sympathiques ou parce que la mission de votre organisation vous plaît. Mais essayer d'assouvir sa passion dans un travail rémunéré est fondamentalement problématique. On délaisse alors d’autres motivations, comme la sécurité d'emploi et le salaire. Ou on sacrifie du temps libre que l’on aurait pu investir dans des activités qui en valent la peine. Cette motivation intrinsèque nous empêche de trouver un équilibre plus vaste dans la vie et de trouver du sens en dehors de notre emploi. Raison pour laquelle je plaide dans mon livre pour une diversification des activités qui ont du sens à nos yeux. Il ne faut surtout pas arrêter de chercher d'autres centres d’intérêt dans notre vie.»
Bien sûr, il est parfaitement possible d’effectuer un travail qui ne correspond pas à votre idéal, tant que vous retirez une satisfaction des contacts avec vos collègues ou que vous pensez que les activités de votre organisation ont du sens. «Vous pouvez aussi exercer une fonction qui vous rend financièrement indépendant et qui n'a qu'un impact limité sur votre vie quotidienne. Ce qui vous permettra par exemple de passer plus de temps avec votre famille ou vos amis…»
Erin Cech plaide en faveur d’un changement fondamental. Elle estime qu'il faudrait améliorer la qualité de tous les emplois et limiter les tâches abrutissantes. Les solutions collectives, comme de meilleurs horaires de travail, de meilleurs avantages extralégaux et moins d'heures supplémentaires, aideraient ceux qui cherchent à assouvir une passion. Mais ces mesures soulageraient aussi ceux qui exercent une fonction qui offre peu de potentiel dans l'expression d'une passion personnelle. «Essayons de maintenir le travail entre certaines limites et de conserver un espace pour exercer des activités ou des hobbys qui ont du sens en dehors des heures de travail», suggère-t-elle.
Si nous pouvons éviter par exemple que les gens aient l'impression de devoir être disponibles sept jours sur sept, tout le monde en profitera, autant ceux qui ont un job fastidieux que ceux qui agissent par passion. «Je formule en effet une critique fondamentale de l'économie capitaliste post-industrielle, qui attend de nous que nous nous épanouissions grâce aux produits qu’elle nous vend, mais aussi en les produisant. Cela suppose un lien trop radical entre l'emploi et le but des individus dans leur vie.»
Erin Cech, qui a cru elle aussi à l'idée du travail-passion, pense que les professeurs, les parents et les éducateurs doivent relativiser l'idée que le travail doit incarner une passion et souligner les dangers de cette approche.
Comment Erin Cech a-t-elle réalisé l’enquête qui sous-tend son livre? «J'ai interviewé cent étudiants de l'université de Stanford, de Houston et de l'État du Montana. J'ai suivi un tiers d'entre eux jusqu'à cinq ans après leurs études.» Elle a aussi organisé un sondage représentatif de 1.700 universitaires au travail. Enfin, elle s'est entretenue avec 24 conseillers en carrière aux États-Unis.
Une vague de démission, appelée The Great Resignation, serait en cours aux États-Unis. On ne voit pas de phénomène comparable en Europe. Erin Cech: «De l’autre côté de l’Atlantique, on constate depuis près d’un an une augmentation tendancielle des salariés qui abandonnent leur emploi, même sans en avoir un autre en vue. Ces mouvements sont dus pour une part à la désorganisation des structures d’accueil pendant la pandémie. À cause de la fermeture des écoles, les travailleurs ont dû s'occuper de leurs enfants. Une autre partie de l'explication repose sur une certaine frustration des salariés à l'égard de leurs employeurs. Il n'y a pas de chiffres scientifiquement établis à l'heure actuelle mais on lit beaucoup d'articles dans les médias sur ces cols blancs qui plaquent leur job parce qu'il manque d'intérêt ou de sens.»
Erin Cech observe qu’aux États-Unis aussi, on assiste à l'émergence de burn-outs. «Cette tendance a commencé avant la pandémie, mais elle n'a fait que se renforcer. De nombreuses personnes travaillent tout en assumant d'autres responsabilités.»
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