La responsabilité partagée de l’employeur et du travailleur en matière de développement continu n’est pas suffisamment prise en compte dans les organisations
Dans le contexte de la guerre des talents, les grandes entreprises créent de plus en plus leurs propres centres de formation, et pas seulement pour former des profils techniques ou informatiques. «Les académies sont d’une importance capitale. Il faudrait les ouvrir à d’autres professions et à des personnes extérieures à l’entreprise.»
On le sait, de nombreuses entreprises forment elles-mêmes les profils techniques. Mais les organisations des secteurs des soins de santé, de la mobilité et même des médias, pourtant très attrayantes sur le marché du travail, mettent elles aussi en place leurs propres académies internes. Ainsi, DPG Media forme de jeunes journalistes et des informaticiens. Les collaborateurs peuvent en outre maintenir leurs compétences numériques et relationnelles à niveau. «Cette initiative d’apprentissage est pleinement intégrée», explique Caroline Schaffers.
De Lijn possède sa propre école pour les futurs conducteurs de bus, avec un seuil d’accès relativement bas pour permettre à tous les candidats intéressés de s’inscrire. Outre l'apprentissage des techniques de conduite, les candidats suivent aussi une formation en communication, par exemple pour gérer les voyageurs agressifs. L’entreprise de mobilité est également partisane de l’apprentissage sur le lieu de travail, une pratique qui vise à perfectionner ceux qui ont un profil technique. «On peut aller loin si on adopte la bonne attitude», affirme An De Bel, responsable des talents. Pour le personnel très qualifié, les choses sont plus difficiles en raison de la complexité sans cesse croissante de l’électronique qui équipe les bus.
Dans le secteur des soins de santé, la DRH de l'hôpital universitaire de Louvain, Riet Troonen, s’intéresse de près aux collaborateurs avides d’apprendre. «Nous travaillons à l’intersection de la recherche scientifique, de la médecine et de l’éducation. Certains de nos collaborateurs participent à l’élaboration des formations et interviennent comme conférenciers invités.» Elle souligne qu'un médecin ou une infirmière qui aime partager son expertise est une source de motivation pour les jeunes. «Nos enseignants en haute école ou à l’université inspirent leurs étudiants qui postulent ensuite dans les hôpitaux.» Elle met cependant en garde contre le risque de lassitude que peuvent susciter les formations internes. Les formations sur le terrain exigent un engagement supplémentaire de la part des collaborateurs qui jouent le rôle de mentors. «Fournissez-leur les outils nécessaires et tenez compte de leur avis en élaborant votre politique d'apprentissage.» La formation constitue également un atout pour les recrutements. «Les collaborateurs font le plein de compétences. À l’hôpital, nos plans de carrière s'articulent sur une mobilité tant verticale qu’horizontale.»
Arne Theylaert, directeur des services du VDAB, voit dans les programmes de perfectionnement du personnel soignant une façon de mettre fin aux pénuries aiguës de personnel. Avec des partenaires du secteur, il recherche des trajets de formation adéquats pour réduire le manque de compétence sur le marché du travail. Il ne pense pas cependant que la formation suffira à absorber la pénurie de talents. «Nous vivons dans un pays de PME. Les petites structures n’accordent pas la même priorité à la formation. Les lignes de production doivent continuer à fonctionner. Nous devons soutenir les PME dans une politique RH moderne et orientée vers la formation.»
Elsie Van Geit (Cefora) conseille aux PME de se tourner vers des pratiques simples et efficaces afin de ne pas perdre l’effet d’apprentissage après la formation, mais au contraire, de le renforcer. «Vous pouvez par exemple encourager les responsables d’entreprise à discuter des objectifs avec un collaborateur avant sa formation et, ensuite, à analyser ensemble l’expérience d’apprentissage.» Elle s’efforce d’ancrer la culture de l’apprentissage dans les petites et moyennes entreprises: «Certaines sociétés modernes sont tout à fait dans l’air du temps, tandis que d’autres sont un peu plus conservatrices.»
Les organisations doivent-elles abandonner leurs idées traditionnelles en ce qui concerne les compétences et s’orienter vers des politiques de talent plus larges? Dorine Samyn préconise de continuer à penser en termes de compétences. «Certaines professions nécessitent un ticket d’entrée: un permis de conduire ou un diplôme spécifique», souligne-t-elle. «Mais de nombreuses professions partagent le même ensemble de compétences. Ce qui offre la possibilité de se recycler dans une fonction similaire. Certains facteurs, souvent de nature financière, bloquent la reconversion vers une profession nécessitant un diplôme spécifique et plusieurs années d’études. Les demandeurs d’emploi ont plus facilement accès à la reconversion professionnelle que les actifs. L’aide financière reçue durant un trajet de formation est plus défavorable au travailleur.» Son conseil: inspirer les travailleurs et intervenir en cas de perte salariale.
Paul Verschueren (Federgon) reconnaît la montée en puissance des académies d’entreprise. «Elles sont la conséquence logique de la prise de conscience dans les grandes entreprises que la situation du marché du travail, leur vision du capital humain et leur expérience en matière de recrutement traditionnel ne comblent pas suffisamment les pénuries.» Il estime que ces centres de formation sont essentiels à la survie des organisations à long terme. Un conseil précieux pour la GRH: «Faites de votre académie d’entreprise une activité commerciale en l’ouvrant à d’autres professions, à des personnes extérieures à votre organisation, aux demandeurs d’emploi, aux personnes inactives. L'État peut jouer un rôle de facilitateur et de catalyseur à cet égard.»
Arne Theylaert sort lui aussi des sentiers battus. Selon lui, les secrétariats sociaux devraient être plus proactifs. Ils jouissent déjà d’une solide réputation auprès des PME dans le domaine de l’administration du personnel et des salaires. Grâce à cette crédibilité, ils sont idéalement placés pour introduire des politiques RH modernes dans de nombreuses PME.
Comment attirer les personnes ayant le profil requis vers des fonctions vacantes de la structure organisationnelle? An De Bel: «De Lijn utilise des méthodes de détection classiques dans lesquelles les entretiens individuels avec le responsable constituent la principale source d’information. Ces entretiens donnent une image globale de la capacité à évoluer en interne.» À noter: les employés récemment engagés passent toujours par un centre de développement. Cela permet de déterminer dès le départ leur capacité à se développer sur le plan opérationnel, tactique et stratégique.
«Engager un dialogue classique en toute confiance est le meilleur indicateur pour évaluer le potentiel et les envies des collaborateurs», explique Riet Troonen. Paul Verschueren met quant à lui en évidence le processus sous-jacent: «Vous offrez une perspective à une personne et lui brossez un tableau réaliste de sa carrière. Cela favorise la rétention.»
Une fois que vous avez investi dans l’apprentissage et le développement, le défi consiste à mesurer et à rendre compte des effets concrets de l’apprentissage. «Vous avez besoin d’éléments tangibles sur l’impact de l’intervention d’apprentissage», affirme Caroline Schaffers. «Le service financier raffole de ces chiffres. Que réalisez-vous avec le budget reçu? Comment l’intervention d’apprentissage a-t-elle contribué aux objectifs stratégiques de votre organisation? En fin de compte, c’est à cela que sert la mesure.» C’est la raison pour laquelle DPG Media utilise un outil de business intelligence. Celui-ci permet de relier les données de l’académie, comme le taux de réussite des formes d’apprentissage et les budgets dépensés, aux données relatives au personnel, comme l’absentéisme, l’âge et la rétention.
Paul Verschueren évoque les économies d’échelle dans les grandes organisations. «Les bonnes données ont une valeur probante, mais vous devez disposer de suffisamment de données de bonne qualité pour pouvoir travailler avec elles. Les acteurs plus petits n’en sont pas encore là. Je leur conseille d’acquérir les compétences nécessaires auprès de fournisseurs de services RH. Cela leur permettra de se comparer à leurs concurrents.»
Le problème de la rentabilité de l’apprentissage et du développement est moins important si on l’examine du point de vue du recrutement. Le coût du remplacement d’un bon responsable est nettement plus élevé que le coût de la poursuite du développement de cette même personne. An De Bel: «Les processus de recrutement fournissent plus rapidement des données plus solides: des paramètres comme les coûts salariaux, les budgets des campagnes de recrutement, le nombre de recruteurs, le taux de réussite pour une fonction vacante ou le nombre de candidats engagés dans le processus de sélection. Sur cette base, vous obtenez l’ouverture dont vous avez besoin pour investir dans le développement. En d’autres termes, vos données de recrutement permettent de dégager le budget nécessaire à l’apprentissage et au développement. Comme l’enseignement ne forme pas suffisamment de personnel qualifié, nous nous en occupons nous-mêmes. Ce trajet a un prix qu’il faut surmonter grâce au préfinancement.»
Mettre en place une académie est une chose, susciter l’enthousiasme du personnel est un autre défi. Dorine Samyn: «Les études montrent que le travailleur moyen n’est que modérément ouvert à l’apprentissage. 73% des personnes n’envisagent pas l’apprentissage continu comme la nouvelle norme. Cette nécessité n’est pas prise au sérieux, jusqu’à ce que le salarié y soit confronté à cause d'une réorganisation de l’entreprise ou de la suppression de sa fonction.» Cette même enquête montre que les travailleurs attendent principalement de leur propre employeur qu’il leur propose des formations, et ce, pendant les heures de travail. Le rôle de l’employeur est donc essentiel pour accroître la participation à la formation.
An De Bel reconnaît qu’il est difficile de sortir de sa zone de confort, tant pour les travailleurs du savoir que pour les collaborateurs opérationnels. «Il s’agit de lâcher prise et de remettre en question la sécurité. C’est pourquoi nous proposons des trajets permettant de toucher à d’autres domaines, avec la possibilité de revenir à la fonction initiale.»
Caroline Schaffers préconise le nudging comme outil d’incitation à l’apprentissage. «Nous organisons des sessions d’inspiration et faisons découvrir les possibilités à nos employés.» Elle recommande que le département RH soit facilement accessible. «Discutez avec toutes les couches de votre organisation. Intégrez cet état d’esprit d’apprentissage dans chaque trajet, convainquez vos collaborateurs de l’importance de l’apprentissage continu et montrez-leur qu’il existe des opportunités en interne qui leur permettent de sortir de leur cage dorée.»
Dorine Samyn: «Parler aux collaborateurs de leur carrière nécessite un savoir-faire technique et des compétences spécifiques de la part de la GRH. L’accompagnement professionnel interne m’enthousiasme peu. Il est surtout efficace si les questions auxquelles le travailleur est confronté concernent l’entreprise ou la relation entre vie privée et vie professionnelle. Les questions de carrière qui portent sur plusieurs entreprises ou plusieurs secteurs nécessitent des conseils en matière de marché du travail ou d’apprentissage. Cette offre est rare. La même enquête montre que trop peu de travailleurs souhaitent faire appel à un accompagnement professionnel, et ce, malgré l’accessibilité financière que permettent les chèques-carrière.»
«La responsabilité partagée de l’employeur et du travailleur en matière de développement continu n’est pas suffisamment prise en compte dans les organisations», affirme Elsie Van Geit. «La personne qui demande un entretien de carrière est présumée, à tort, insatisfaite. Le risque est que la relation devienne inconfortable.»
Prenant un peu de recul, Paul Verschueren tient à évoquer la durée des carrières. Les intérêts professionnels individuels l’emportent sur ceux de l’organisation. «Une carrière dure 45 ans, alors que nous mettons les personnes au défi de considérer leurs compétences dans une perspective à cinq ans. Il faut les inciter à réfléchir à la durabilité de leurs compétences et à ce dont elles ont besoin pour se maintenir à niveau.»
Arne Theylaert pense qu'ici, la technologie peut se révéler utile. «Il existe des outils d'intelligence artificielle qui peuvent analyser votre CV et vous orienter vers un métier durable, tout en vous informant des études à entreprendre. Ce qui permet au citoyen d'être mieux conscient de son profil de compétences.»
Riet Troonen, DRH de l'hôpital universitaire de Louvain
Caroline Schaffers, Learning & Development & Wellbeing Specialist de DPG Media
Arne Theylaert, directeur du VDAB
An De Bel, responsable des talents de De Lijn
Dorine Samyn, département Travail et Économie sociale du gouvernement flamand
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